Le CDP (ex-Carbon Disclosure Project) est à la fois un outil de mesure, de reporting et de gestion des risques et opportunités liés au changement climatique, aux ressources en eau et aux forêts. Quelle est votre méthodologie ?
Nous partons du principe qu’il faut d’abord mesurer pour améliorer ses impacts et nous poussons les entreprises à davantage de transparence. Le CDP effectue une enquête annuelle pour recueillir une série d’informations auprès des sociétés cotées (NDLR : et d’autres organisations pré-citées). Historiquement, nous avions démarré avec un questionnaire sur leurs émissions de gaz à effet de serre, puis la gestion durable de la ressource en eau, et quelques années plus tard, celle des forêts. Dans le futur, nous aurons un questionnaire unique qui intègrera aussi la biodiversité, et probablement les océans, ensuite. Toutes les sociétés ne sont pas concernées par les mêmes enjeux, mais globalement, il faut faire plus de liens. Le GIEC et l’IPBES l’ont encore souligné récemment : climat et biodiversité sont indissociables. Le rapport sorti ce jour du GIEC démontre que les événements climatiques catastrophiques vont s’accélérer en amplitude et en fréquence.
La recherche appelle les entreprises et les institutions financières à prendre des mesures immédiates pour s'aligner sur une trajectoire de 1,5°C. Celles ayant des objectifs fondés sur la science réduisent déjà leurs émissions à grande échelle. Aujourd’hui, près de 600 investisseurs signataires du CDP, représentant plus de 110 000 milliards $ d'actifs, nous mandatent pour obtenir ces données environnementales rapportées par les entreprises de façon volontaire. Nous sommes ravis que la BEI soit la première banque multilatérale à être devenue signataire en juin. Cela envoie un signal très fort au marché pour plus de transparence dans le cadre du Green Deal. En 2020, ce sont plus de 2 800 entreprises (sur un échantillon de 7000 sociétés invitées) qui ont répondu à notre questionnaire annuel représentant 50 % de la capitalisation boursière mondiale. Ce reporting donne l’occasion aux entreprises de mettre en place des processus, de se comparer, de constater leurs progrès ou leurs retards. Cela leur permet aussi d’anticiper les risques, les changements de réglementations et de politiques, et de trouver de nouvelles opportunités de valorisation.
Les acteurs financiers sont de plus en plus préoccupés par les liens entre le climat et leurs investissements. Parmi vos outils, le système de notation Climetrics. Permet-il aux investisseurs de trouver des fonds qui soutiennent la transition vers une économie à faible émission carbone ?
Le but du CDP est d’apporter de la transparence aux marchés sur les risques liés au climat, à la gestion de l’eau et de la forêt. A ma connaissance, Climetrics est la seule notation transparente qui mesure l’impact environnemental d’un fonds aujourd’hui. Elle évalue près de 20 000 fonds représentant 16,8 trillions d'euros, soit environ 32 % du total des actifs de l'industrie mondiale des fonds d'investissement ouverts au public. Nous estimons aller beaucoup plus loin que le niveau des labels ISR et Greenfin. Après tout, entre deux fonds ayant reçu un label, nous ne savons pas lequel est le plus vertueux pour la transition. Dans la notation Climetrics, nous donnons des points supplémentaires aux fonds s’ils ont un label. La note démarre à une feuille pour un fonds mal noté, jusqu’à cinq feuilles, la plus haute note pour des fonds qui ont clairement commencé leur transition vers une économie neutre en carbone, résiliente en eau et respectueuse des forêts . On irait plus vite vers un monde à 1.5°C si tout le monde demandait à son banquier des fonds à 5 feuilles ! S’ils ne sont pas forcément alignés sur 1,5°C, on peut au moins calculer leur trajectoire de température.
Aucun des principaux indices boursiers du G7 n'est actuellement sur une trajectoire de 2°C ou de 1,5°C, malgré l’urgence. Quatre des sept indices, dont le FTSE 100 et le S&P 500, sont sur des trajectoires dangereuses de 3°C ou plus. Chez les sociétés de gestion, la France est le pays qui produit le plus de 5 feuilles.
Pour une transition globale, il faudrait que les portefeuilles soient alignés sur la trajectoire à +1,5°C maximum. On entend parler des engagements "net zero 2050" des banques et des institutions financières. Où en sont-elles réellement aujourd’hui ?
Il y a beaucoup d'effets d'annonce, mais très peu de plans de transition crédibles pour le moment. Tout se passe comme si nous étions dans une Formule 1 en train d'accélérer à 300 km/h face à un mur, de façon consciente. Il va donc falloir : mettre en place très rapidement des plans crédibles et ambitieux de transition des portefeuilles existants de prêts et d'actions vers le + 1,5°C ; aligner tous les nouveaux produits sur le +1,5°C dès à présent ; calculer 100 % du Scope 3 et le rendre public, par exemple, en répondant au questionnaire "Financial Institutions" du CDP ; fixer des objectifs de réduction du Scope 3 à 2030 et à 2050, en ligne avec la science, ce qui peut être fait à travers la Science Based Target Initiative (SBTi).
C’est une initiative basée sur les scénarios du GIEC (Groupe Interdisciplinaire d’Experts sur le Climat) et de l’AIE (Agence Internationale de l’Energie), qui a été créée conjointement par le CDP, le WWF, le World Ressource Institute (WRI) et UN Global Compact. Notre consortium a développé sa propre méthodologie, un standard pour labéliser les objectifs de réduction d’une entreprise, Scopes 1-2 et surtout un focus sur le Scope 3, alignés sur 2°C maximum. Sur le marché, le Scope 3 agréé par la SBT est le plus robuste et le plus précis aujourd’hui. Nous avons seulement 780 entreprises dont les objectifs de réduction de l’ensemble de la chaîne de valeur ont été approuvés par la SBTi pour le moment. On aimerait le double environ à la COP 26. Pour un investisseur, c’est un gage de sécurité de son portefeuille, si l’entreprise réalise dans le temps les targets approuvées par le comité scientifique. Dès 2022, il va y avoir une évaluation de la trajectoire, pour voir si elle est respectée. Il faut éviter le greenwashing et rétablir la vérité, la transparence. Le CDP a sorti une étude avec le cabinet Oliver Wyman en mars 2021 utilisant les CDP Temperature Ratings , montrant que les entreprises européennes sont, en moyenne, sur une trajectoire conduisant à un réchauffement de 2,7°C. On est donc très loin du compte.
On est loin d’avoir une transparence réelle sur ce que financent les investisseurs aujourd’hui sur le marché.
Aujourd’hui, si le couperet tombait, s’il fallait arrêter de prêter aux entreprises qui ne sont pas engagés sur une trajectoire à +1,5° : ce sont 9 entreprises sur 10 en Europe qui n’auraient plus accès aux financements bancaires ou en fonds propres. Est-ce qu’il y a manque de transparence sur le Scope 3 ?
On est loin d’avoir une transparence réelle sur ce que financent les investisseurs aujourd’hui sur le marché. Pourtant, nous pensons que les entreprises qui seront alignées auront une baisse relative du coût de leur capital par rapport aux autres. La pression augmente, la COP 26 arrive. Il y a bien un cercle vertueux possible. Pour être en ligne avec l’Accord de Paris, il y a au moins deux grandes étapes : en tant qu’entreprise, embarquer la supply chain avec soi. Par exemple : L’Oréal demande à ses fournisseurs d’être eux-mêmes alignés sur un objectif de +2°C maximum.
Ensuite, les investisseurs doivent être plus transparents sur leur Scope 3, qui correspond à l’empreinte carbone de leur portefeuille de crédits ou d’actions. Aujourd’hui, leur Scope 3 ne prend pas en compte le Scope 3 des entreprises. En 2020, nous avons élaboré un questionnaire spécifiquement pour les institutions financières, qui a abouti à la sortie d’un rapport récent : The Time to Green Finance. Notre constat est inquiétant : alors que les émissions de leurs portefeuilles sont plus de 700 fois supérieures à leurs émissions directes, seules un quart des institutions financières déclarent des informations sur leur Scope 3, et elles ne sont que partielles (moins de 50 %). Quand, en plus, elles ne prennent en compte dans le calcul de leur empreinte que les émissions directes (Scopes 1 et 2) des entreprises qui ne représentent pourtant que 10 à 20 % du total des émissions, elles ratent 80 à 90 % des émissons qu’elles financent !
Les risques de l'inaction sont énormes. En clair, cela signifie qu’on rate une montagne d’émissions carbone dans les calculs et qu’on ne sait pas du tout quelle est l’empreinte carbone du système financier qui finance l’économie... De plus, à peine 20 % des boards ont un incentive de bonus variable lié aux objectifs d’atténuation du Scope 3 de leurs portefeuilles d’actions ou de crédits (AM, AO, assurances, banques…).
Le Scope 3 représente donc l’empreinte carbone du crédit octroyé ou de l’action achetée. Mais comment arriver à le mesurer ? Cette mesure est-elle réaliste ?
Les banques seront obligées de faire cette mesure, surtout si elles rejoignent une coalition comme la Net-Zero Banking Alliance (45 banques aujourd’hui, dans 24 pays). C’est l’un des critères, il faut divulguer 100% du Scope 3 annuellement qui doit prendre en compte les scopes 1, 2 et 3 des entreprises qu’elles financent. Une fois calculé le Scope 3 de leurs portefeuilles de prêts ou d’actions , elles doivent fixer un objectif de réduction de ce Scope 3 : un à 2030 et un à 2050, en ligne avec la science c’est-à-dire aligné sur 1.5°C. Pour ce faire, le meilleur outil est le calcul des trajectoires de température. On est capable de calculer la trajectoire de température d’un portefeuille de crédits pour une banque ou d’un portefeuille d’actions. Aujourd’hui, l’économie mondiale est estimée à 3,2 degrés. Les objectifs de réduction des émissions des banques peuvent être approuvés par la SBTi pour savoir s’ils sont alignés sur 1.5°C.
Il faut rapidement développer la mesure de l’impact pour être capable d’évaluer la performance financière et sociétale d’un projet.
Pour les investisseurs qui se posent encore la question : est-ce que la « net zero » économie est compatible avec des attentes de performance financière ? Faut-il davantage d’indicateurs précis d’impact qui puissent parler aux investisseurs ?
A titre d’exemple, le principal indice de la bourse allemande, le DAX, est aligné sur 2.2°C et a atteint son plus haut historique cette année…Toutes choses étant égales par ailleurs et théoriquement, si les entreprises qui sont approuvées par la SBTi ont un coût du capital relatif inférieur aux autres, alors leur cours boursier devrait être supérieur. Nous avons de nombreux exemples empiriques tels qu’Osted ou L’Oréal.
Par ailleurs, quand le Return On Equity (ROE) sur le marché boursier avoisine les 13-14 % sans raison théorique, les banques mutualistes (CDC, Crédit Agricole, Crédit Mutuel…) ont des ROE autour de 5-7 %, ce qui leur permet de financer des projets plus locaux, moins ambitieux mais plus indépendants, et ainsi de participer à la réindustrialisation française tant nécessaire aujourd’hui, comme nous l’avons vu avec le Covid-19.
Si nous commencions à mesurer le Return On Impact associé à cette finance plus locale, plus axée sur l’économie réelle, nous aurions probablement une performance globale bien supérieure aux 5-7 %. Il faut rapidement développer la mesure de l’impact pour être capable d’évaluer la performance financière et sociétale d’un projet.
Dans le rapport que nous avons fait avec Oliver Wyman, nous avons démontré qu’il existait, en Europe, un gap de 4 trillions d’euros de financement entre l’argent qui veut être aligné sur 1.5°C et la réalité économique puisque, comme nous l’avons vu plus haut, seulement 1 entreprise sur 10 est alignée sur 1.5°C en Europe. Je pense que le financement par crédit a un bel avenir en Europe, par rapport au financement par le marché boursier souvent plus cher surtout quand les taux sont si bas.
Le dernier étage de la fusée par rapport à la "net zero" économie, c’est qu’il va falloir utiliser la loi ou la réglementation pour fixer le coût des externalités (car la nature n’est plus gratuite) , afin de pouvoir calculer le vrai prix des actifs à la bourse : coût du carbone, de l’eau, de la biodiversité, de la forêt etc. Le prix du carbone (le plus facile à mesurer) est nettement sous-évalué actuellement autour de 45 €, alors qu’il faudrait être probablement autour de 200.
Une récente étude de Kempen Capital Management démontre qu’une taxe carbone de 150 $ la tonne appliquée aux émissions de scopes 1, 2 et 3 de toutes les entreprises cotées déclencherait une baisse de 41 % des cours boursiers. Imaginez la chute des cours si tous les éléments constitutifs de la nature nécessaires à la production avaient un prix !
Il y a un manque de volonté politique et des lobbyings très puissants qui luttent contre ça. C’est un vrai problème de fond, il faut avoir ça pour pouvoir faire une évaluation correcte du prix des actifs à la bourse. Je crois que le marché, s’il a les bonnes informations, peut être efficient. Ce n’est aujourd’hui clairement pas le cas. On pourrait aussi parler du calcul de l’inflation qui est erroné. Si nous prenions en compte le coût des loyers dans son calcul, les cours boursiers seraient inférieurs de 15 % aux niveaux actuels. En fait, c’est toute la chaîne de mesure des prix qui est à repenser.
Est-ce que la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) adoptée par la Commission européenne le 21 avril dernier va dans le bon sens ?
Tout à fait. La Commission européenne demande à environ 45 000 sociétés en EU de rapporter des KPIs bien identifiées et qui soient audités par le commissaire aux comptes ou un tiers indépendant. Cela va dans le bon sens de l’Histoire. Si cela devenait obligatoire dans tous les pays, ce serait une excellente nouvelle. Cela vient consolider l’arsenal législatif et réglementaire de la Taxonomie et de la Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR).
La Taxonomie va mettre du temps, 3 ou 4 ans avant d’être bien appliquée. C’est l’alphabet. La grammaire c’est le standard de reporting ESG sur lequel l’UE travaille en ce moment. Comment les entreprises vont rapporter la donnée ESG de manière normalisée et auditée. C’est le prochain étage de la fusée sur laquelle travaille la Commission européenne. C’est un enjeu géopolitique entre l’Europe, qui est en train d’adopter la double matérialité, et les pays anglo-saxons qui prônent la simple matérialité, à travers l’IFRS. Nous sommes plus ambitieux. Pour trouver un accord international, on se base souvent sur le plus petit dénominateur commun. Or la trajectoire 1,5°C ne peut pas se le permettre. On sait déjà qu’il est impossible de ne pas les dépasser, mais l’objectif 2°C ne peut pas se le permettre non plus.