Des urgences pour les "vraies" urgences, deux fois plus de personnel par malade, davantage d'entraide: les soignants de l'hôpital Lariboisière, l'un des plus grands du nord de Paris, ont paradoxalement expérimenté avec la crise sanitaire l'hôpital public dont ils n'osaient plus rêver.
Maintenant le personnel redoute d'autant plus l'avenir.
"L'épidémie pour un hôpital, c'est le sport collectif par excellence, on n'aurait pas réussi si chacun n'y avait pas mis du sien", analyse le Pr Mouly, chef du service de médecine interne, qui tente un premier bilan.
D'abord, il a fallu réorganiser tous les services pour absorber la vague de patients atteints du coronavirus nécessitant une hospitalisation, souvent longue. Puis jouer à Tetris : les réanimations sont allées en bloc opératoire, la post-réa en médecine interne, la médecine interne en neurologie, la neurologie en gériatrie.
Des câbles ont été passés dans les faux plafonds pour créer un système de monitoring dans chaque chambre, les armoires à pharmacie remplies de nouveaux articles pour les soins respiratoires, le personnel réparti. Pour se reconnaître derrière son masque, on épingle désormais sa photo à sa blouse.
Face à une maladie mystérieuse, mortelle, qui peut en quelques heures faire basculer les patients dans un état grave, le Pr Mouly s'est senti "comme il y a deux siècles, avec des maladies inconnues, comme la tuberculose, ou comme en début de carrière avec le VIH, quand il n'y avait pas de traitement".
"On a du se replonger dans les manuels de médecine, se souvenir qu'avant d'être des spécialistes, nous avons été des étudiants en médecine, capable de faire de tout", acquiesce son confrère, le Pr Alain Yelnik, du service de rééducation.
- "Solidarité" -
"Je peux vous dire précisément quand tout a basculé en gestion de crise permanente : le 6 mars à 15H30. Quand on m'a appris qu'on soupçonnait un possible +cluster+ [foyer d'infections] dans les murs, avec des soignants présentant des symptômes depuis des jours voire des semaines", se souvient la directrice, Bénédicte Isabey.
A la tête de la cellule depuis le début de la crise, Etienne Gayat, réanimateur de 40 ans, se souvient d'une nuit début avril à devoir se démener pour placer le premier patient de trop, un Covid grave qui doit être admis en réanimation, celui pour lequel "on ne saura pas aller au-delà" des 64 lits déjà montés, au lieu des 30 habituels.
Lariboisière évite le scénario redouté, des choix de vie et de mort à faire entre les patients. Six cent cinquante malades du Covid-19 ont été hospitalisés à Lariboisière, dont 130 en réanimation. Il y a eu 97 décès.
Selon Mme Isabey, l'hôpital "a tenu bon grâce à l'engagement des équipes et à la solidarité interne du réseau Assistance de Paris-Hôpitaux de Paris" (39 établissements) et des cliniques privées parisiennes. Il y a eu également les transferts en train ou en hélicoptère de 200 patients franciliens, vers d'autres régions, dont 11 de Lariboisière.
En outre, les équipes ont été renforcées pour éviter l'épuisement, souligne Mme Isabey.
- "L'hôpital héros" -
Car la crise de l'hôpital était là avant la crise sanitaire: aux urgences, derrière les brancards, autant d'affiches sur le Covid-19 que de messages de colère des équipes de soignants tapissent les murs. Souvenirs de plus de 12 mois de mobilisation.
"Ce calme, ces moyens, cette organisation, c'est du jamais vu", dit le chef de service des urgences, le Dr Eric Revue. Les 250 arrivées quotidiennes sur la rampe des urgences de Lariboisière en temps normal sont tombées à moins de 100, y compris avec les malades du coronavirus.
"Les équipes attendent qu'on ne retourne pas aux mauvaises gestions, aux suppressions de lits qui font dérailler les urgences parce qu'elles les engorgent, au manque de moyens", avertit le Dr Revue. "Ce n'est pas un merci qu'elles attendent".
Le retour à la situation antérieure, après l'état de grâce budgétaire et l'union sacrée pour faire face à la crise sanitaire, est redouté à l'étage de la direction.
Pour Mme Isabey, l'hôpital public a, en moins de deux mois, appris en marchant. "C'est un acquis de cette crise. Les difficultés à recruter, liées à des difficultés salariales réelles vont changer, +l'hôpital héros+ peut créer des vocations".
Et sur le plan budgétaire ? "Des annonces ont été faites au plus haut niveau de l'Etat (...) des principes ont été annoncés, il n'y a pas de raisons de douter", veut-elle croire.