Où sont passées les nuits noires ? Depuis quelques années, les nuisances lumineuses n’ont cessé de se multiplier, entraînant un important gaspillage d’énergie et perturbant nos écosystèmes. ID se propose de mettre en lumière quelques-uns des enjeux liés à ce sujet.
La pollution lumineuse, kézako ?
Le terme de "pollution lumineuse" désigne une utilisation excessive de la lumière – ou sur-illumination - qui, "par sa direction, son intensité ou sa qualité, peut avoir un effet nuisible ou incommodant sur l’homme, sur le paysage ou les écosystèmes" (Kobler, 2002). Les sources de lumière artificielle proviennent principalement des éclairageS publics, des véhicules, des publicités, des éclairages privés, des signalisations lumineuses, etc.
Quelques chiffres sur l'éclairage public :
- L'ANPCEN parle d'une augmentation de 94 % de lumière émise par le seul éclairage public ces 20 dernières années.
- Selon l'ADEME, l'éclairage public en France représente 41 % des consommations d'électricité des collectivités territoriales et 37 % de leur facture d'électricité.
En plus du gaspillage d’électricité, l’accumulation des sources de lumière artificielle transforme nos paysages, tend à faire disparaître les nuits étoilées et à compliquer la tâche des astronomes. Une étude anglaise menée par le groupe CPRE – Campaign to Protect Rural England – et publiée en 2019 montre qu’il est désormais très difficile d’observer les astres. 2 300 personnes ont été invitées à dénombrer le nombre d’étoiles qu’ils parvenaient à apercevoir à l’oeil nu dans la constellation d’Orion. Résultat ? 57 % d’entre eux ne sont pas parvenus à en voir plus de 10, soit deux fois moins que dans une précédente étude réalisée en 2014.
La lumière ne respecte pas les frontières, et son utilisation irréfléchie peut s'étendre à des kilomètres des villes, des affaires et des routes, aboutissant à la perte de l'un des spectacles les plus magiques de la campagne - un ciel nocturne noir et étoilé. Emma Marington, chargée de campagne pour le CPRE (communiqué)
Dès lors, peut-on encore profiter de nuits vierges de toute lumière artificielle ? C’est ce qu’a tenté de déterminer l’association Dark Sky, qui a localisé ces zones - baptisées "réserves internationales de ciel étoilé" - et les recense sur une carte. L'association en dénombre 115 dans le monde, dont deux uniques zones en France, dans le parc national des Cévennes et sur le Pic du Midi.
Disparition des nuits noires... quelles conséquences sur le vivant ?
Il s’agit d’une menace longtemps sous-estimée selon Romain Sordello - ingénieur expert biodiversité, chef de projet chez l'Agence Française pour la Biodiversité (UMS PatriNat) - avec qui ID s'est entretenu. Ce n'est que très récemment que l’on s’est aperçu qu’un grand nombre d’espèces étaient en fait nocturnes. Encore aujourd’hui, l'impact de la lumière artificielle "qui peut être une cause d’extinction tout aussi importante que l’agriculture intensive pour les insectes" n'est pas assez mise en avant selon lui.
Sur la faune
Les espèces animales peuvent réagir de deux façons différentes : certaines d’entre elles sont attirées par les sources lumineuses - on parle alors de phototaxie positive -, d’autre au contraire les fuient – phototaxie-négative. Quoiqu’il en soit, les lumières artificielles peuvent se substituer aux naturelles dans leur perception.
Certaines espèces se servent des sources lumineuses pour se repérer la nuit, comme les papillons de nuit ou les oiseaux. Mais peu à peu, les lampadaires se sont substitués à la lune et aux étoiles, les attirant dans des milieux hostiles. Ces éclairages artificiels peuvent alors devenir des pièges mortels pour ces espèces ; certains oiseaux migrateurs voyageant la nuit se trouvent ainsi désorientés lorsqu’ils s’approchent des villes et peuvent mourir de collision…ou d’épuisement à force de tourner autour de ces zones lumineuses. D’autres espèces au contraire fuient la lumière pour éviter d’être repérées par des prédateurs. Ainsi, l’augmentation de l’éclairage artificiel réduit leurs zones d’habitat. Enfin, les insectes produisant de la lumière tels que les lucioles ou les vers luisants voient leurs signal lumineux brouillé lorsqu’ils pénètrent dans des environnements trop éclairés.
Si certaines espèces parviennent à s’en accommoder comme les chauves-souris qui chassent les insectes rassemblés sous les lampadaires, la modification de leur terrain de chasse a un impact sur le brassage des populations et sur leur comportement reproductif : "les chauves-souris qui accourent pour se nourrir des insectes présents autour des lampadaires finissent par consacrer trop de temps à l’alimentation et pas assez à la reproduction", se désole ainsi Jean-Philippe Siblet, directeur du service du patrimoine naturel au Muséum national d'Histoire Naturelle, interrogé par Sciences et Vie.
Sur la flore
La croissance exponentielle des lumières artificielles a également un impact – moins étudié – sur la végétation : la croissance des plantes est notamment liée à la durée de la nuit et à l’obscurité. Non seulement la lumière artificielle modifie le comportement des insectes - responsables à 90 % de la pollinisation - et compromet ainsi la reproduction végétale, mais elle affecte également "la germination, la croissance, l’expansion des feuilles, la floraison et le développement des fruits", comme le rapporte Jean-Philippe Siblet en 2008 dans une synthèse bibliographique sur l’impact de la pollution lumineuse.
Sur l'Homme
La lumière artificielle, enfin, peut avoir des conséquences – encore débattues – sur la santé humaine. Elle perturbe notre horloge biologique et son rythme circadien, basé sur l’alternance du jour et de la nuit, faisant ainsi diminuer notre production de mélatonine - l’hormone du sommeil. Et qui dit nuits perturbées dit santé en danger...
Cependant, le sentiment d'insécurité qui naît parfois la nuit dans les rues non éclairées peut constituer un frein à l'extinction des feux.
Quid de la législation française ?
C’est en 2007, lors du Grenelle de l’Environnement, que la pollution lumineuse est pour la première fois mentionnée dans un texte de loi français. Un Comité opérationnel "Trame Verte et Bleue" avait alors été mis en place, chargé de travailler sur une politique publique du ministère de l’écologie destinée à répondre à la "fragmentation des habitats", une des causes de l’érosion de la biodiversité comme nous l’explique Romain Sordello - spécialisé dans la pollution lumineuse et membre du Centre de ressources Trame Verte et Bleue. Les couleurs verte et bleue font respectivement référence à des habitats terrestres et aquatiques. Cette fragmentation est causée par des infrastructures physiques telles que les routes et les voies ferrées, perturbant le déplacement de la faune et de la flore. Elle a pour conséquence, à terme "de limiter le brassage génétique et donc de cloisonner les populations". La TVB consiste alors à créer des "réseaux écologiques : des espaces naturels préservés et connectés les uns entre les autres". On y trouve deux types d’éléments : des "noyaux", et des "corridors reliant ces noyaux et assurant le déplacement des espèces".
La "trame noire"
La pollution lumineuse a été prise en compte dans les orientations nationales TVB - un document-cadre approuvé en 2014, élaboré à partir des travaux du Comité opérationnel TVB mis en place lors du Grenelle 2007 -, ce qui constitue "une première étape" selon Romain Sordello. Mais il précise que depuis quelques années, la preuve a été faite que la lumière artificielle, bien qu’immatérielle, peut elle aussi "jouer le rôle de barrière et occasionner une fragmentation". Le terme de "trame noire" émerge alors et intègre un nouveau facteur : le niveau d’obscurité de ces milieux naturels. Jusqu’ici la "trame noire" - ou trame obscure - n’est pas officiellement reconnue par les autorités : "elle émerge des territoires, des espaces naturel tels que les Parcs Naturels Régionaux, ou des collectivités locales" précise-t-il.
La dernière avancée législative en date est l’arrêté "relatif à la prévention, à la réduction et à la limitation des nuisances lumineuses" passé le 28 décembre 2018. La possibilité de mettre en place une réglementation plus stricte concernant la pollution lumineuse avait été évoquée lors du Grenelle de l’environnement, ainsi que l’inscription dans le code de l’environnement des sites astronomiques préservés. Mais cela "était resté lettre morte depuis 2007" explique Romain Sordello.
C’est pourquoi en 2018, trois associations ont décidé d’attaquer l’État devant le conseil d’État pour ces lacunes en termes de régulation. Le gouvernement a donc été contraint de passer un arrêté avant la fin de l’année 2018. Parmi ces associations, figure l’ANPCEN (l’Association Nationale pour la Protection du Ciel et de l’Environnement Nocturnes). ID s’est entretenu avec sa présidente Anne-Marie Ducroux, à propos de cet arrêté. Celle-ci regrette qu'il ait été rédigé uniquement parce que l’État y avait été enjoint - et pressé -, ce qui implique qu’il soit sorti "dans des conditions un peu rapides, avec une ministre qui venait d’arriver et ne connaissait pas le sujet : tout cela était très confus".
Des avancées, des déceptions...
L'arrêté abroge et remplace tout en l’incluant, un arrêté de 2013, "relatif à l’éclairage nocturne des bâtiments non-résidentiels". Jusqu’ici, cet arrêté encadrait les durées de fonctionnement de certains dispositifs d’éclairage.
Arrêté de 2013 :
- Les éclairages intérieurs de locaux à usage professionnel sont éteints une heure après la fin de l'occupation de ces locaux.
- Les illuminations des façades des bâtiments sont éteintes au plus tard à 1 heure.
- Les éclairages des vitrines de magasins de commerce ou d'exposition sont éteints au plus tard à 1 heure ou une heure après la fin de l'occupation de ces locaux si celle-ci intervient plus tardivement.
- Les éclairages des vitrines de magasins de commerce ou d'exposition peuvent être allumés à partir de 7 heures ou une heure avant le début de l'activité si celle-ci s'exerce plus tôt.
- Les illuminations des façades des bâtiments ne peuvent être allumées avant le coucher du soleil.
Anne-Marie Ducroux reconnaît certaines avancées positives dans le nouvel arrêté, comme le fait qu’il "insiste sur le fait qu’il faut agir sur la conception et les usages, notamment liés à la durée d’éclairement", qui sont les deux moyens d'action les moins coûteux, et le fait qu’il ne se focalise pas sur des mesures techniques. Jusqu’ici, la prescription établie par le marché et les acteurs économiques était principalement de changer de matériel, explique-t-elle.
De plus, cet arrêté élargit les sources de pollution lumineuse par rapport à celui de 2013, qui ne concernait que les vitrines, les façades et les bureaux. Les éclairages de patrimoine, de parcs et jardins, de chantiers, de parkings (la liste complète est à retrouver dans l’arrêté) sont désormais inclus. Anne-Marie Ducroux considère que "cette mesure d’élargissement est positive, car la pollution lumineuse concerne toutes les sources de lumière". Une nouvelle mention est également faite aux lumières intrusives, désignant par exemple la lumière du voisin pénétrant dans votre chambre. Romain Sordello et Mme Ducroux estiment cependant qu’il aurait fallu aller plus loin et regrettent que la version finale de l’arrêté ait été allégée par rapport aux premières. En cause ? Les prescriptions relatives à l’extinction de l’éclairage public, une catégorie finalement éludée.
Le jeune ingénieur parle d'avancées certaines concernant la protection de la biodiversité, notamment l’interdiction d’éclairer directement la surface des cours d’eau et littoraux. Il s’étonne même que cela ait été approuvé "car cela va engendrer beaucoup de conséquences". Des mesures spécifiques détaillées concernant les espaces naturels protégés "où la biodiversité est en théorie préservée" ont également été ajoutées au texte. Des mesures plus techniques ont aussi trouvé leur place dans le texte. Il "donne des prescriptions en termes de température et de couleur" explique Romain Sordello. Mais il ne va pas assez loin. Anne-Marie Ducroux estime que certaines valeurs "sont acceptables" mais que sur le terrain "beaucoup de communes ont déjà adopté des pratiques supérieures".
Mais quelle sera l'application de cette régulation sur le terrain ? Au vu des prescriptions de l'arrêté de 2013 et de la sur-illumination de nos rues la nuit, les contrôles semblent inefficaces, si ce n’est inexistants. Anne-Marie Ducroux nous explique avoir réalisé plusieurs suivis de terrain, dont un national dans les 15 plus grandes villes de France : "On sort la nuit avant une heure du matin, on fait des photos, et on repasse après. À chaque bilan, nous avons constaté qu'aucun contrôle public n'était organisé, ni par l'État, ni par les communes". L’ANPCEN regrette également qu’en-dehors de cette régulation "aucune mesure d’accompagnement et d’encouragement des communes" ne soient proposées.
Et maintenant ?
L’ANCPEN continue ainsi de déplorer "l’inertie" du gouvernement. Sa présidente considère que la réglementation n’est pas "l’alpha et l’oméga" et réclame plutôt "un plan national de travail sur les nuisances lumineuses" qui permettrait d’impliquer tous les acteurs concernés et plus particulièrement, les acteurs économiques prescrivant du matériel "à l’origine du suréquipement et du suréclairage", plutôt que de "faire payer aux communes sans les accompagner dans le changement à opérer".
Au lieu d’accompagner ce mouvement par des mesures d’incitations vertueuses, il créé juste l’obligation brute. Anne-Marie Ducroux
L'ANCPEN a ainsi mis en place des systèmes de valorisation en créant par exemple le label "Villes et Villages Étoilés" qui récompense les communes ayant réduit leurs nuisances lumineuses, ainsi que des outils tels que des chartes d'engagement volontaire. Anne-Marie Ducroux explique qu"il fallait certes un cadre institutionnel issu de la législation et de la réglementation, mais aussi travailler à faire entrer de manière positive les acteurs dans cette démarche".
Concernant la lutte contre le gaspillage d’énergie et la protection de la biodiversité, des solutions existent déjà, notamment décrites dans le rapport de l’ANCPEN et de la MEGCD (Mission Économie du Groupe Caisse des Dépôts) sur l’éclairage du 21e siècle et la biodiversité. Parmi elles, un travail à réaliser sur l'orientation des flux de lumière - avec, par exemple, l'utilisation de coupes-flux de couleur noire pour éviter les "déperditions lumineuses" en direction du ciel ou des cours d’eau -, sur l'optimisation de l’espace entre différents points lumineux et, bien entendu, une réflexion à mener sur la réduction des durées et l'intensité de l'éclairement : la "sobriété lumineuse". Le rapport recense également différents types de lampes selon l’impact de leurs émissions spectrales, des "moins néfastes" aux "modérées". Il préconise, enfin, de "sortir d’une approche centrée sur la seule efficacité énergétique" et "d’encourager la recherche".
Paris, Ville Lumière
Le groupe des Radicaux de gauche, centre et indépendants a proposé mardi 2 avril au Conseil de Paris, la création d'un plan lumière dans la capitale à l'horizon 2021. Un plan lumière axé sur trois projets : la lumière pour embellir, la lumière comme source de sécurité et la lumière comme source de pollution. Parmi les idées mises en avant : l’élargissement des fonctions de l'application "Dans ma rue"- permettant aux Parisiens de recenser les incivilités dans la capitale – aux nuisances lumineuses.
Je fais le pari que si Paris brille bien, Paris doit briller mieux. Laurence Goldgrab (présidente du groupe des radicaux de gauche et indépendants au Conseil de Paris)
Libération rappelle que le marché d’éclairage public qui lie la ville à l’opérateur Evesa arrive à échéance en 2021 : le moment idéal pour se reposer les bonnes questions ?
Une des étapes les plus conséquentes de cette lutte repose sur un changement de comportement de la part des politiques et des acteurs économiques, mais également des particuliers, auprès desquels des actions de sensibilisation sont à mener. Pour cela, Romain Sordello a eu l’idée originale de mêler son engagement et sa passion, la danse, en organisant des conférences dansées. Il considère que le problème ne sera pas résolu "juste en donnant des chiffres aux gens" et que la danse représente un outil intéressant, car "sensible et ludique", permettant aux spectateurs de "rentrer dans le sujet sans s’en rendre compte".
En raison de notre rapport psychologique à la nuit, il faut essayer d’écouter les peurs et décortiquer les à-prioris que l’on peut avoir sur l’obscurité. Romain Sordello
Romain Sordello reconnaît enfin une évolution positive dans la prise en compte de ce sujet avec "une explosion" des articles de presse, des reportages et projets concrets. Il remarque toutefois que cet intérêt croissant peut parfois aller trop vite dans la mesure où l’on ne dispose pas encore de toutes les connaissances scientifiques nécessaires pour déterminer quelles peuvent être les impacts relatifs à une certaine quantité et intensité de lumière en particulier.
Pour en savoir plus, rendez-vous sur :
- Le site de L'ANPCEN, l'Association Nationale pour la Protection du Ciel et de l'Environnement Nocturnes
- NUIT FRANCE : la plateforme d'information et de partage de connaissances sur la nuit, la biodiversité nocturne et la pollution lumineuse en France