Localiser ses activités industrielles en France, certes, mais encore faut-il que les compétences nécessaires soient disponibles. Or, les entreprises souhaitant s’implanter ou développer leurs activités sur un territoire se heurtent aujourd’hui régulièrement à une difficulté majeure : trouver la main-d’œuvre adéquate. Cet enjeu, parmi d’autres, a motivé les discussions du deuxième atelier du groupe de travail "Relocalisation juste", co-piloté par Sycomore AM.
"Aujourd’hui, le problème n’est pas quantitatif, a commencé par regretter Olivier Lluansi, titulaire d’une chaire sur la décarbonation de l'industrie au CNAM. Il y a des postes disponibles, des financements publics et des formations. Mais la véritable difficulté réside dans la carte des formations, qui ne prend pas en compte une réalité sociologique française : la faible mobilité des travailleurs. Aujourd’hui, la gestion prévisionnelle des emplois est pensée par des filières en tension, mais on oublie que les Français changent plus volontiers de métier que de région. Un soudeur formé à Marseille n’ira pas forcément travailler à Lille. La bonne approche, c'est donc de raisonner à l’échelle des territoires".
Cette transition vers une ingénierie de formation à l’échelle des territoires a été identifiée par les participants comme un levier essentiel pour optimiser l’adéquation entre l’offre et la demande de compétences. "Aujourd’hui, on fait face à un paradoxe : entre 60 000 et 65 000 postes restent vacants dans l’industrie. Pour résoudre cette équation, il est indispensable de mener, au niveau territorial, des exercices de prospective sur les besoins en compétences à moyen et long terme, en intégrant plusieurs paramètres, tels que le foncier disponible et l’acceptabilité des projets par les populations locales. Mais tous les territoires n’ont pas cette capacité de projection", a poursuivi Olivier Lluansi citant en exemple le territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes. "La problématique de Dunkerque n’est pas celle de Lille, a confirmé Benoît Ostertag, Secrétaire fédéral à la Fédération Générale des Mines et de la Métallurgie (FGMM-CFDT). Il est essentiel de raisonner en termes de bassins d’emplois et de s’appuyer sur des études prospectives (EDEC) pour anticiper l’évolution des métiers et des compétences. Encore faut-il que les entreprises jouent le jeu de la solidarité et la transparence sur la stratégie industrielle !"
Ces réflexions doivent par ailleurs s’inscrire dans un cadre de collaboration étroite entre tous les acteurs du tissu économique local, ont insisté les différents intervenants : collectivités, organismes de formation, syndicats et, bien sûr, entreprises, qui doivent non seulement anticiper les besoins pour garantir la pérennité des compétences sur le territoire, mais aussi coopérer entre elles afin d’éviter un assèchement des talents et une concurrence excessive sur un bassin d’emploi restreint.
Attirer les jeunes talents
Au-delà des enjeux liés à la carte des formations, l’attractivité des métiers industriels, notamment auprès des jeunes, représente un autre défi majeur. "Aujourd’hui, on observe un phénomène d’évaporation : on forme 125 000 jeunes par an aux métiers industriels, mais la moitié d’entre eux ne rejoignent pas le secteur", a déploré Olivier Lluansi. Paradoxalement, malgré des salaires en moyenne 20 % plus élevés que dans les services pour des niveaux de qualification équivalents, l’industrie peine à séduire les nouvelles générations. En cause notamment, une image vieillissante, encore associée à des conditions de travail d’un autre temps, qui freine les vocations. "Les jeunes perçoivent toujours l’industrie sous l’angle des années 80, alors qu’elle a profondément évolué ces dernières années, notamment grâce à la digitalisation et l’automatisation. Il existe un véritable problème d’image et de communication concernant les innovations et l’amélioration des conditions de travail", a-t-il ajouté.
Un autre frein réside dans l’organisation du travail dans l’industrie, qui peine à évoluer au même rythme que les attentes des nouvelles générations. "La plupart des organisations industrielles actuelles sont héritées d’un modèle mécaniste. Il y a un véritable enjeu sur l’équilibre de vie, car la flexibilité offerte aujourd’hui dans les services est beaucoup moins présente dans l’industrie, a poursuivi Olivier Lluansi. L’industrie doit s’emparer de cette question et repenser ses modèles à travers un véritable dialogue social."
L’exemple de l’industrie du luxe illustre cette capacité à réinventer un modèle, selon Stéphanie Bertrand, Directrice chez Capgemini Invent. "Ces dernières décennies, de nombreuses discussions entre partenaires sociaux, entreprises et pouvoirs publics ont permis de recréer de l’activité en France, de préserver les compétences et de redorer le blason de ces métiers. Cette dynamique a également conduit à repenser l’organisation du travail, avec une hausse des salaires, une amélioration des conditions et une plus grande flexibilité des horaires."
Un autre levier pour attirer davantage de jeunes vers l’industrie repose sur l’apprentissage, a souligné Patrick Benammar, Vice-Président Formation et Développement chez Renault Group : "Le renouveau de l’apprentissage en France a largement contribué à recruter et attirer des jeunes souhaitant valider leur place et leur contribution dans le milieu industriel." Ce modèle joue un double rôle : il assure la transmission des savoirs entre générations tout en créant, à l’échelle des territoires, des ressources de formation essentielles pour répondre aux besoins des entreprises locales.
On observe une véritable décorrélation entre les cycles industriels et les cycles de formation".
Innovation pédagogique
Les intervenants ont néanmoins souligné les difficultés liées à la mise en place de certaines formations, notamment des délais de développement trop longs, qui ne permettent pas d’adapter suffisamment rapidement l’offre aux besoins du marché. Résultat : "On observe une véritable décorrélation entre les cycles industriels et les cycles de formation, a regretté Patrick Benammar. Cette situation génère un risque de pertes d’emplois, car les partants ne sont pas toujours remplacés. Si les difficultés de recrutement persistent, cela risque de décourager les entreprises de s’implanter et d’investir sur un territoire".
Pour remédier à cette situation, les experts ont insisté sur la nécessité d’un système éducatif plus réactif et de formations mieux adaptées, à l’image des bachelors techniques, qui connaissent un fort développement dans d’autres pays. "Alors que nous sommes dans une période de transition où réactivité et flexibilité sont essentielles, notre système d'enseignement supérieur doit s’adapter plus rapidement", a notamment pointé Olivier Lluansi.
Dans ce contexte, certaines entreprises prennent l’initiative de créer leurs propres formations, à l’image de Renault, qui a lancé la ReKnow University. "Nous avons été amenés à créer des dispositifs de formation autour, par exemple, de la transition vers l’électrique. Nous avons investi dans des machines dédiées à l’apprentissage et développé des cours en partenariat avec des acteurs comme le CNAM", a détaillé Patrick Benammar. Ces formations, ouvertes aux habitants des bassins d’emplois où Renault est implanté, représentent néanmoins un investissement important. Or, toutes les entreprises ne disposent pas nécessairement des ressources et de l’ingénierie nécessaires pour développer leurs propres dispositifs. Dans ce cadre, le partenariat entre entreprises, institutions publiques et centres de formation demeure indispensable pour structurer une offre adaptée aux besoins du marché.
Progrès technologiques
La technologie reste par ailleurs un levier central pour accompagner ces dynamiques de réindustrialisation, et ce à plusieurs niveaux. D’abord, la digitalisation et l’automatisation optimisent les activités et la productivité. "Ces avancées permettent de réintroduire des capacités industrielles dans des pays à coûts salariaux élevés, comme la France. Elles contribuent donc à engager des localisations plus performantes", a insisté Patrick Benammar. En parallèle, ces progrès contribuent aussi à réduire la pénibilité de certaines tâches en automatisant les processus répétitifs et en optimisant l’organisation du travail. À l’avenir, l’intelligence artificielle pourrait d’ailleurs accompagner toutes les étapes de production, renforçant encore l’efficacité des chaînes industrielles, a souligné Amira El Araki, Vice-présidente chez CapGemini Invent. Ces évolutions entraîneront une demande accrue en techniciens de maintenance et en opérateurs qualifiés, mais aussi un besoin de sensibilisation et de montée en compétences des employés déjà en place.
En matière de formation, la technologie, et en particulier l’intelligence artificielle, pourra aussi jouer un rôle de plus en plus central, en facilitant notamment la conception de cursus complets et sur mesure. "L’IA générative, par exemple, permet de créer un cursus de formation adapté au profil de chaque individu. Cette hyperpersonnalisation peut accélérer les parcours de formation", a expliqué Stéphanie Bertrand.