Elouan Heurard, analyste ESG climat et biodiversité chez Candriam.
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2030, Investir Demain

"La localisation des activités des entreprises est importante pour mettre du contexte écologique autour de leurs impacts"

Les médias L’Agefi et ID, l’Info Durable ont lancé à la rentrée 2024 le Think Tank "2030, Investir Demain", avec l’ambition de nourrir les débats et de fédérer les acteurs financiers autour des grands enjeux de la finance durable. Cette initiative rassemble six groupes de travail thématiques qui se réuniront tous les deux mois pour échanger, formuler des idées et proposer des solutions concrètes. Focus aujourd’hui sur le premier atelier du groupe "Biodiversité", co-fondé par Candriam, avec une interview d’Elouan Heurard, analyste ESG climat et biodiversité chez Candriam.

Pouvez-vous rappeler en quelques mots les objectifs de ce groupe de travail ?

L’objectif principal est de concevoir un guide pratique destiné aux investisseurs et aux institutions financières, afin de les accompagner dans l’intégration de la thématique de la biodiversité dans les décisions d’investissement. Il s’agit d’une thématique très vaste, qui peut être abordée de multiples manières, et l’ambition est de mettre en avant un cadre structuré, basé sur les travaux existants, pour guider les investisseurs dans leur choix d’indicateurs et leurs pratiques d’engagement actionnarial avec les entreprises.

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Quelle méthodologie avez-vous mise en place chez Candriam pour évaluer l’empreinte biodiversité des entreprises ?

Notre méthode consiste à cartographier les actifs de production des entreprises que nous analysons, en remontant autant que possible les chaînes de valeur, notamment pour des secteurs comme l’agroalimentaire. Une fois cette cartographie établie, nous superposons des données environnementales locales : état de la biodiversité, situation hydrique, état des forêts, nombre d’espèces en danger, proximité de zones protégées, etc. Cela nous permet d’évaluer les enjeux biodiversité spécifiques à chaque actif. Par exemple, pour une mine, nous allons nous concentrer particulièrement sur la situation hydrique de la région. Pour des cultures agricoles, nous examinerons davantage l’évolution des forêts.

Ensuite, nous mettons ces enjeux en perspective avec la politique de l’entreprise : gouvernance, objectifs, progrès réalisés, financements dédiés... Cela permet d’évaluer si la gestion de l’entreprise répond de manière satisfaisante aux défis identifiés. 

Pourquoi la localisation des activités des entreprises est-elle un facteur important lorsque l’on mesure leur empreinte biodiversité ?

Contrairement à l’empreinte carbone, qui peut être exprimée en tonnes équivalent CO₂ et qui ne dépend pas forcément du lieu d’émission, l’empreinte biodiversité introduit un degré de complexité supplémentaire. Elle mesure les dommages causés à l’environnement, et il n’y a pas de sens à utiliser des indicateurs déconnectés de leur réalité : ils doivent être replacés dans leur contexte écologique. Par exemple, consommer de l’eau dans un désert n’a pas le même impact que dans une forêt, que ce soit pour l’écosystème ou les populations locales.

La localisation est donc importante pour mettre du contexte écologique autour des impacts des entreprises. Cela nous permet de placer concrètement les actifs de production face aux enjeux auxquels ils sont exposés, d’identifier les risques à prioriser, et de structurer un dialogue constructif.

Comment cette analyse est-elle intégrée dans vos décisions de gestion ?

Dans un premier temps, cette analyse peut conduire à des exclusions. Par exemple, nous écartons systématiquement de nos fonds durables certaines activités économiques jugées incompatibles avec les objectifs de durabilité, comme la production de pesticides ou d’OGM.

Ensuite, l’analyse biodiversité est déclinée en plusieurs thèmes : eau, zones protégées, faune, flore, etc. Si une entreprise présente une exposition critique mal gérée à l’un de ces thèmes, elle est également exclue. Cette analyse contribue par ailleurs à la notation ESG globale des entreprises, et une note insuffisante peut entraîner une exclusion.

Ces données servent également de base à nos actions d’engagement. Par exemple, nous participons à des initiatives collaboratives avec d’autres investisseurs, comme les coalitions Nature Action 100 et FAIRR. Nous partageons nos analyses afin de structurer le dialogue actionnarial pour exiger des entreprises des progrès concrets, comme l’élaboration d’un plan ambitieux sur la gestion de l’eau ou la publication des impacts biodiversité associés à leurs activités. Nous pouvons aussi cibler des cas spécifiques, en mettant en avant des sites particulièrement problématiques pour inciter à des améliorations.

Nous menons également des actions d’engagement direct avec les entreprises, notamment sur la localisation des actifs le long des chaînes de valeur. Par exemple, nous sommes actuellement engagés sur la problématique de l’huile de palme auprès de plusieurs acteurs, et cette analyse géographique permet d’identifier les actifs situés dans des zones à risque, ou de comparer les politiques des entreprises du secteur. Cela nous aide à mettre en avant les meilleures pratiques et à encourager les autres à s’en inspirer.

(L'empreinte biodiversité) mesure les dommages causés à l’environnement, et il n’y a pas de sens à utiliser des indicateurs déconnectés de leur réalité : ils doivent être replacés dans leur contexte écologique."

Quels sont les principaux défis que vous rencontrez aujourd’hui pour évaluer l’empreinte biodiversité des entreprises ?

Sur la partie localisation des opérations, nous pouvons nous heurter à une certaine opacité des entreprises, et cette difficulté s’accentue à mesure que l’on remonte dans la chaîne de valeur. Nous avons adopté une approche par matières premières : certaines sont soumises à des régulations spécifiques (soja, huile de palme), ce qui nous permet d’accéder à des données de localisation. Cependant, ce n’est pas toujours le cas et certaines chaines de valeurs restent très opaques.

Concernant les données sur la biodiversité, un autre défi réside dans leur interprétation. Par exemple, sur quel état de référence doit-on se baser ? Faut-il mesurer la dégradation d’un sol par rapport à 2020 ou au début de l’ère industrielle ? L’interprétation est une démarche complexe, mais nous nous appuyons sur la littérature scientifique en portant une grande attention à la transparence, car il est important de pouvoir justifier nos choix, prouver qu’ils ne sont pas arbitraires ou orientés, mais qu’ils reposent sur une logique solide et pertinente.

À l’échelle mondiale, les données disponibles sont par ailleurs souvent moins précises que les données locales, ce qui peut mener à des approximations. Nous essayons donc de collecter le plus de données possibles afin d’identifier des faisceaux convergents et de dégager des tendances fiables sur l’état de la biodiversité dans les zones analysées.

Enfin, nous avons évoqué la collecte et l’interprétation des données, mais une autre question importante est celle de leur représentation : comment communiquer ces résultats, notamment en ce qui concerne la localisation ? Quelles données mettre en avant ? Sur quel type de projection s’appuyer ? Comment les rendre accessibles aux investisseurs ? C’est une réflexion encore en cours, mais nous avons déjà commencé à implémenter progressivement ce type de données dans nos publications. Notre objectif est de publier l’empreinte biodiversité de chacun de nos fonds. Dans notre rapport TNFD, nous avons prévu de publier des indicateurs relatifs par exemple aux biomes auxquelles nos fonds sont exposés.

Quels leviers pourraient selon vous aider à améliorer la précision des analyses biodiversité des entreprises ?  

Nous comptons beaucoup sur les nouveaux cadres de publication dédiés à la biodiversité. Par exemple, la TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures) a intégré l’approche "LEAP" (Localiser, Évaluer, Analyser, Préparer), dont la première étape souligne l’importance de situer les actifs afin de réaliser une analyse biodiversité pertinente.

En Europe, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) apporte également des avancées, notamment avec la norme ESRS E4, qui exigera des entreprises la publication de la localisation de leurs actifs. Nous ne savons pas encore sous quelle forme ces données seront disponibles, mais nous espérons que cette réglementation renforcera la transparence des entreprises.

Que retenez-vous de ce premier atelier ?

C’était très intéressant pour nous. Nous développons notre modèle depuis presque trois ans, et confronter notre travail à des regards extérieurs est essentiel. Réunir des scientifiques et des analystes spécialisés dans l’empreinte biodiversité des entreprises autour de la table nous permet d’élargir notre perspective et d’explorer différentes approches. La Biodiversité est un sujet complexe et multidisciplinaire et il est donc nécessaire d'avoir des perspectives différentes, à la fois de scientifique, d'académique, d'entreprises et d’organismes publics pour réussir à naviguer dans cette complexité.