Eva Sadoun a grandi dans une famille originaire d’Afrique du Nord, qui lui a permis d’avoir très vite une forte conscience des problématiques sociales. "J’ai démarré avec la connaissance que la précarité était une réalité, même si je n’ai pas grandi dans cette précarité. Par contre, très rapidement, j’ai voulu m’engager." Engagée, Eva Sadoun l’était déjà, d’une certaine manière, à l’adolescence. Végétarienne convaincue faisant de l’aide aux devoirs pour les plus jeunes, la jeune femme s’est rapidement impliquée dans la vie associative, voire "même un peu politique", déjà persuadée que seule une politique d’intérêt général permettrait de trouver un climat social plus positif. "J’avais déjà cette sensibilité très forte mais je ne réalisais pas nécessairement où étaient positionnés les enjeux", se souvient-elle.
Bien vite arrivèrent à la fois l’année 2008, le bac, des facilités en maths ainsi que dans les matières scientifiques et... la crise financière. "J’ai vu l’impact que cela a eu sur les personnes, le pays, et j’ai réalisé que la finance était une brique mal comprise avec un effet extrêmement fort, et surtout que la finance en elle-même dysfonctionnait, qu’elle n’était plus au service des personnes, que l’on avait créé autour d’elle une machine trop complexe pour le grand public, que c’était surtout un argument politique très fort. Je me suis dit qu’il y avait un problème. La réflexion s’est arrêtée là à 18 ans."
Nous souhaitions rendre la finance compréhensible et la connecter à l’économie réelle
Déconstruire le milieu
À l’heure où nombre de lycéens, au sortir de la terminale, doutent quant à ce qu’ils sont et ce qu’ils deviendront, Eva Sadoun a imaginé mettre ses facilités en maths au profit d’une déconstruction du milieu de la finance.
Elle a d’abord postulé à une prépa pour intégrer l’École Normale Supérieure en économie. "Lors de l’oral de l’ENS, j’ai eu une interaction un peu compliquée avec le responsable, j’étais un peu moins politiquement correcte qu’aujourd’hui. J’ai dû avoir 3 ou 5 ! Donc j’ai rejoint finalement par équivalence une école de com- merce à l’EM Lyon, raconte-t-elle. Je n’avais pas forcément un point de vue très positif sur ce milieu vu que c’est celui que je combattais. Je voulais travailler dans la finance mais plutôt dans la recherche, les plaidoyers politiques, et je me suis retrouvée en école de commerce."
L’étudiante a rapidement réalisé que l’entrepreneuriat social pouvait être un levier intéressant dans ce milieu. Son envie originelle de travailler sur un secteur financier plus inclusif l’a d’ailleurs menée à une expérience en Inde auprès d’une ONG, rangde.org, une plateforme de crowdfunding permettant aux personnes indiennes les plus aisées de financer des micro-crédits pour que des personnes dans des ruralités puissent dévelop- per une activité économique. "J’ai découvert alors ce milieu tech for good, la possibilité de lancer des projets innovants dans la finance, en fintech, sans avoir à passer par une réglementation bancaire trop rigide et un milieu trop bureaucratique."
Voilà comment la jeune femme, forte de ses convictions, a trouvé le moyen de s’intégrer au milieu business school tout en montant sa propre plateforme d’investissement responsable. Baptisée au départ 1001PACT, celle-ci deviendra LITA.co.
"J’ai voulu lancer LITA.co parce que nous nous sommes posé la question avec mon associé de comment remettre de la transparence sur les marchés. Nous avions lu l’ouvrage de Thierry Philipponnat, Le Capital – De l’abondance à l’utilité, qui montre que les circuits financiers aujourd’hui sont tellement intermédiés que la finance ne s’intéresse plus à l’économie productive et à l’économie réelle, explique Eva Sadoun. Nous souhaitions rendre la finance compréhensible et la connecter à l’économie réelle, une économie qui pour nous était l’économie de demain. En parlant avec les entrepreneurs, nous avons réalisé leur difficulté à trouver des financements à long terme, des fonds propres, et à quel point ils étaient sous-capitalisés, ce qui les empêchait d’avoir une taille significative. Nous sommes allés voir des fonds aussi, ils se sont moqués de nous au début : deux jeunes qui veulent faire du Private Equity pour le grand public, pour l’entrepreneuriat social, rien n’allait !"
Pourtant, en 2014, la grande aventure commence bel et bien. Un petit tour sur le site de LITA.co et hop ! Il suffit de remplir un questionnaire pour détailler ses attentes en termes d’impact recherché (écologie, bien-être animal, insertion des personnes en situation de handicap, etc.), son portefeuille (Ai-je beaucoup d’épargne, peu ? Est-ce que je cherche une épargne liquide ? Est-ce que je cherche à avoir du taux d’intérêt ? À défiscaliser ?), et ses expériences et connaissances en matière de finance. Plusieurs projets sont alors proposés, selon son profil. L’autre schéma est de découvrir directement sur la plateforme l’ensemble des projets afin de les choisir seul.
"Nous avons différentes catégories. Les inscrits peuvent investir sur des Start-up for good et devenir action- naires. C’est donc de l’investissement de long terme, avec un minimum de cinq ans, détaille Eva Sadoun. Nous proposons également d’investir dans des PME ou ETI de tailles plus importantes, qui opèrent dans le domaine de l’insertion professionnelle par exemple, et qui seront financées en obligations. Le taux d’intérêt dépend de l’impact généré. Nous proposons également d’investir dans l’immobilier, avec des projets centrés sur la lutte contre le mal logement. Nous proposons aussi des obligations vertes : l’idée sera alors de prêter de l’argent pour permettre la production d’énergies renouvelables."
Une opération coup de cœur
Parmi les différents projets soutenus, celui de l’entreprise 1083, marque de jeans et de sneakers éco-conçus à moins de 1083 km des clients a particulièrement marqué l’entrepreneure. "1083 est un projet emblématique, pour lequel nous avons fait une opération de 1 083 000 euros. Pour nous c’est un thème majeur car très actuel : 1083 est non seulement une entreprise qui symbolise la réindustrialisation verte du tissu économique français, mais c’est aussi une entre- prise qui a su, en relocalisant ses activités, pivoter en deux secondes face à la crise sanitaire pour produire des masques et participer à l’élan de solidarité. L’engouement est d’ailleurs un signal : nous avons collecté tout cet argent en ... 12 heures !"
Le quotidien déjà bien rempli d’Eva Sadoun ne se limite toutefois pas à LITA.co. La presque trentenaire est également engagée auprès de Finansol depuis trois ans, au sein du conseil d’administration. "C’est la seule association française qui permet de promouvoir la finance solidaire, de connecter les épargnants avec l’économie durable. C’était important pour moi de m’y engager afin de permettre que cette finance solidaire soit mieux représentée dans les produits du quotidien. J’ai vraiment beaucoup appris le travail de plaidoyer à faire auprès d’un ministère qui n’est pas forcément très sensibilisé comme Bercy. C’est intéressant aussi car cela permet aux acteurs de se retrouver entre eux." Eva Sadoun a réalisé qu’un entrepreneur ne pouvait se limiter à son business. "Un entrepreneur social, c’est un homme politique du terrain qui a une mission hybride, entre une ONG et une entreprise. Mais mener des actions de plaidoyer seule comme un lobbyiste des années cinquante, ce n’est pas mon truc. J’aime travailler en collectif : si le milieu de l’économie durable ne travaille pas ensemble, il ne parviendra pas à créer un contre-pouvoir."
Ce constat l’a menée à devenir également co-présidente de Tech For Good France, premier réseau pour les entreprises qui utilisent la technologie au service du bien commun. "Au départ, cette structure était présidée par Frédéric Bardeau, de Simplon.co. Nous l’avons repris avec Jean Moreau de Phénix. Des nouveaux modèles, ce sont aussi des gouvernances partagées ! lance-t- elle. L’idée est de fédérer, d’outiller, de transmettre de la connaissance... De créer un élan de collaboration et de solidarité, de faire des missions communes pour que la tech for good soit représentée au niveau institutionnel, politique, médiatique. Nous avons créé une marque ‘Tech For Good’ pour permettre aux entreprises de s’auto-évaluer et de s’aider à progresser. Je fais la même chose au sein du Mouves (Mouvement des entrepreneurs sociaux) où je suis vice-présidente. L’idée est à terme de créer un grand mouvement unique des entrepreneurs d’impact."
Une explosion
Si Eva Sadoun est largement sensible à l’investissement et à l’économie durable, qu’en est-il des Français ? Quand le projet de LITA.co a débuté, l’entrepreneure estime qu’ils n’étaient pas très réceptifs à ces enjeux. Et puis, les lignes ont bougé. « Nous avons eu une explosion ces dernières années de prises de conscience sur l’économie sociale, durable, de la transition écologique, c’est arrivé au cœur du débat public. Quand on parle de transition écologique dans le quotidien, les gens se posent à un moment la question de l’argent et
de leur portefeuille. C’est vrai qu’il y a toujours aujourd’hui une certaine réticence à se dire que la finance peut être verte. LITA.co est une alternative extrêmement concrète qui permet vraiment de bien comprendre la finance verte."
Mais Eva Sadoun sait que cet engagement naissant peut aller plus loin. C’est pourquoi, avec son associé, elle a décidé de mettre au point le "Yuka" de la finance verte. "Cela fait deux ans que nous travaillons sur cette application mobile qui permettra de comprendre les impacts environnementaux et sociétaux de l’ensemble de l’épargne pour permettre aux gens de pouvoir faire leur choix. C’est une application qui permettra de faire l’analyse puis de recommander. Elle sort en septembre !"
Et alors, cette crise ? Interrogée par ID fin avril, en plein confinement lié à la pandémie qu’on ne présente plus, Eva Sadoun s’est dit confiante quant à une prise de conscience collective des enjeux économiques de souveraineté. "Quand on se rend compte qu’on n’est pas capable de produire quatre masques et trois pots de gel hydro-alcoolique sur notre territoire parce qu’on n’est pas outillé, que l’on dépend d’un pays à l’autre bout de la Terre, cela pose une question globale : on ne maîtrise plus notre économie et notre souveraineté. Quand on voit que les marchés financiers réagissent comme des fous à chaque annonce, ils n’ont plus aucune cohérence. On le savait déjà, mais là c’est flagrant."
Selon l’entrepreneure, la crise nous permet de prendre conscience des limites de notre économie et de notre capacité à soutenir les populations les plus précaires. Problème : si le grand public se saisit selon elle de ces enjeux, le décideur, lui, bizarre- ment, n’a pas l’air de les intégrer à ses politiques publiques. "La société ne me fait pas peur. La société politique, elle, me fait peur. Lorsque le gouvernement a proposé un plan de 20 milliards d’euros pour les grandes entreprises, sûrement nécessaire pour soutenir l’économie, de nombreuses voix ont demandé à ce qu’il y ait des conditions environnementales et sociales. Et non seulement le gouvernement n’a pas intégré de conditionnalité à son projet de loi, mais il a en plus rejeté des amendements qui le proposaient. Le constat est clair : au niveau politique, l’urgence d’intégrer les enjeux de transition écologique et sociale n’est pas encore comprise. Pourtant la crise nous montre que quand on ne les intègre pas, on est en crise. Il va falloir un peu plus d’ambition politique pour faire comprendre aux dirigeants et aux actionnaires qu’on ne peut plus fermer les yeux."
Aujourd’hui, elle estime que l’environnement n’a pas son syndicat et qu’il doit pourtant être représenté dans les entreprises. "Il faut que tout le monde s’y mette". En attendant, quelques mots gratifiants sur Twitter – oui, cela existe – lui mettent un peu de baume au cœur. "Il y a des personnes qui nous disent : ‘Vous êtes mon anti-dépresseur de la crise’, et c’est touchant parce qu’ils ajoutent : ‘Vous montrez qu’il existe autre chose, une économie tournée vers l’intérêt général’. Cela fait du bien et je pense que les gens en ont besoin."
Une chose est à peu près sûre : Eva Sadoun n’en a pas fini d’étoffer son brillant parcours, du haut de ses 29 ans. Eva Sadoun est déterminée.
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