Avec un solde négatif d'ouvertures et de fermetures d'usines depuis avril, la tendance globale de réindustrialisation enclenchée en France s'est inversée, et l'année 2024 s'achève sous le spectre d'un retour de la désindustrialisation, perceptible dans toute l'Europe.
- Comment se chiffrent disparitions de sites et défaillances?
Depuis janvier, le cabinet spécialisé Trendeo a recensé 238 annonces de fermetures de sites, réductions d'effectifs ou redressements judiciaires impliquant chacune plus de 50 pertes d'emplois, contre 166 annonces en 2023 (+53%).
Ces chiffres s'appliquent à l'industrie, l'énergie, aux commerces, centres logistiques, services et numérique.
Au 1er octobre sur douze mois, le nombre de défaillances d'entreprises tous secteurs confondus atteignait 63.401, au niveau des années records 2009 (63.425) et 2015 (62.834), selon le Conseil national des Administrateurs judiciaires et des Mandataires judiciaires.
- Dans l'industrie, quels sont les secteurs les plus touchés?
Les secteurs "en tension" sont les industries de base, sidérurgie et chimie, et l'automobile.
La chimie, qui emploie 228.000 personnes en France, a prévenu qu'elle risquait de perdre 15.000 emplois en trois ans face aux surcapacités chinoises, à la baisse de la demande européenne et à la flambée des prix du gaz.
La sidérurgie - 38.000 emplois directs et 422 sites - vit aussi sa crise "la plus grave depuis près de 20 ans", selon le gouvernement.
Ses coûts de production (énergie, carbone) augmentent, alors que ses clients de l'automobile et du bâtiment achètent moins d'acier, et que des importations massives à prix artificiellement bas inondent le marché.
Mais "le coeur des difficultés, c'est l'automobile" et "le passage au véhicule électrique", note David Cousquer, fondateur de Trendeo.
"Quand on a perdu les sites d'assemblage final, forcément c'est difficile pour les sous-traitants, il y a moins de raisons de continuer à entretenir une fonderie en France si l'assemblage se fait en Europe de l'Est ou en Espagne", dit-il à l'AFP.
- Pour quelles raisons?
Les difficultés de l'industrie "s'expliquent par de profondes transformations, mais aussi par une concurrence internationale de plus en plus féroce et déloyale", écrivait l'ancien Premier ministre Michel Barnier en novembre.
Le gros de la crise est lié à la conjoncture et aux taux d'intérêt élevés, mais aussi beaucoup au coût de l'énergie par rapport aux Etats-Unis et à la Chine, résume Olivier Lluansi, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et auteur du livre "Réindustrialiser: le défi d'une génération".
Avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie, "l'industrie européenne bénéficiait d'un gaz (russe) à quasiment 20 euros du megawattheure en moyenne, alors que la Chine payait le sien 40 euros en moyenne. Maintenant, les Européens paient le gaz aussi cher que les Chinois qui continuent eux de bénéficier d'une main d'oeuvre cinq fois moins chère. Notre seul avantage compétitif a disparu!", explique M. Lluansi à l'AFP. "Et les Américains achètent le gaz à environ 7 ou 8 dollars le megawattheure."
- Est-ce un problème uniquement français?
Non. La crise frappe toute l'Europe. En Allemagne, des milliers d'emplois disparaissent dans la sidérurgie et l'automobile, en Italie la production a chuté de 34% en 21 mois, relève la fédération FO Métaux selon laquelle "l'UE ne peut plus continuer à regarder le continent sombrer sans réagir".
Si cette situation perdure, même avec les meilleures technologies du monde, la production finale coûtera toujours plus cher en Europe, estiment les patrons de grands groupes qui déplorent une absence structurelle de compétitivité de l'industrie européenne.
- Que faire?
"L'industrie européenne est prise en sandwiche entre les Etats-Unis et la Chine, il ne pourra pas y avoir de politique industrielle en France et en Europe sans une politique commerciale pour nous protéger", estime M. Lluansi.
Selon lui il faudrait que la France et l'Europe définissent "les produits essentiels dont on a besoin d'avoir la maîtrise".
Ensuite, "il ne faut pas faire une muraille de Chine avec des tarifs douaniers, car on a besoin du commerce international, mais de la dentelle pour nous protéger": "C'est le travail d'une décennie au minimum."
Sur le problème spécifique de l'acier, un sommet européen pourrait se tenir dans les semaines à venir, pour traiter aussi des politiques douanières, a indiqué jeudi le chancelier allemand Olaf Scholz à Bruxelles.
La bonne nouvelle selon M. Lluansi est que "beaucoup de choses peuvent être faites sans majorité au Parlement, et sans budget" en France. Par exemple mieux adapter les formations industrielles aux besoins des territoires, et réorienter l'argent du plan d'investissement public France 2030 vers les PME-PMI au lieu des start-up.