Valérie David, directrice Développement durable et Innovation transverse chez Eiffage.
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Eiffage : "Avec l’urgence climatique et sociale, il faut aller plus vite et fédérer les cerveaux"

Eiffage est l’un des leaders européens du BTP et des concessions. Ses activités concernent les métiers de la construction, de l’immobilier et de l’aménagement, du génie civil, du métal et de la route, de l’énergie systèmes et des concessions. Quelle est la stratégie mise en place par le groupe en matière de développement durable ? Entretien avec Valérie David, directrice Développement durable et Innovation transverse.  

Comment s’articule la politique d’Eiffage en matière de développement durable ? 

Notre plan stratégique s’articule en trois points : la transition écologique, qui se traduit essentiellement par les projets et réalisations bas carbone et également la préservation de la biodiversité. Nous devons être pro-actifs en la matière car nos métiers ont un impact sur le territoire et l’urgence climatique nécessite d’agir ici et maintenant et de réduire les émissions sur toute la chaîne de valeur. Deuxième pilier de ce plan, l’innovation : le BTP est en train de muter. Aujourd’hui, nous avons à la fois nos propres laboratoires de recherche et développement, mais également des programmes d’excubation ou de co-incubation d’innovations. Notre objectif est de réduire le délai d’entrée des innovations sur le marché. Avoir des idées d’innovations est une bonne chose, encore faut-il en assurer la transformation en brevets ou en expérimentations qui trouveront de vrais débouchés commerciaux – d’où le lancement d’une plateforme dédiée, Sekoya (ndlr : voir encadré). Nous considérons que toutes les sources d’innovations sont bonnes à stimuler, que ces idées soient apportées par nos propres troupes ou par nos fournisseurs ou toute autre partie prenante. Avec l’urgence climatique et sociale, il faut aller plus vite et fédérer tous les cerveaux. La direction du développement durable et innovation transverse a ici un rôle moteur, que ce soit pour travailler avec tous les métiers comme pour les inciter à solliciter les fonds dédiés au soutien de l’innovation et de tous les projets bas carbone.     

Qu’est-ce que cela implique, concrètement ? 

Quand il y a une innovation à cofinancer, proposée par un salarié ou un fournisseur, c’est chez nous que cela se passe. C’est important parce que cela montre que le développement durable ne se situe pas en aval des process mais bien en amont et à la genèse des innovations. Très concrètement, cela signifie aussi qu’une innovation qui n’aurait pas de sens du point de vue du carbone ou de la biodiversité n’aurait aucune chance d’être cofinancée. Le dernier pilier de notre stratégie est, enfin, la transition digitale, même s’il s’agit plus d’un moyen que d’un objectif.  

Quelle est la spécificité de votre politique, dans votre secteur ? 

Globalement, nous sommes vraiment opérationnels et travaillons pour une grande part sur des sujets émergents complexes. Cela passe par exemple par le fait de créer une nouvelle méthodologie avec l’Office national des forêts afin d’anticiper des besoins de compensation écologique liés aux infrastructures linéaires. Nous sommes là pour susciter une dynamique de progrès et proposer aux opérationnels des solutions qui pourront faire la différence dans les réponses aux appels d’offres et favoriser la conduite du changement vers une construction et un génie civil écologique désormais indispensables. Notre président-directeur général Benoît de Ruffray a été clair sur le sujet : il n’y a pas d’avenir pour Eiffage si nous ne sommes pas capables de réduire nos impacts et de proposer des solutions de construction prenant en compte les conséquences du dérèglement climatique.  

C’est donc une question de survie ? 

Oui, on ne peut plus construire comme on construisait avant. Ce n’est pas qu’une question énergétique, c’est aussi une question de mode constructif : le recours au bois et à la terre crue doit se développer, le recyclage des matériaux doit devenir systématique… C’est aussi une question de formation : près de 40 % de nos compagnons vont devoir être formés aux nouveaux matériaux, puisqu’actuellement ils utilisent majoritairement du béton. La filière bois et produits biosourcés nécessite de nouvelles compétences en termes de mise en œuvre. Nous considérons qu’il n’y a pas de salut pour le BTP en dehors d’une mitigation de nos impacts et d’une offre commerciale adaptée aux nouveaux besoins issus du dérèglement climatique : nous nous devons désormais d’anticiper les canicules, tout comme les pluies torrentielles, la pénurie énergétique ou de certains matériaux ou de certaines ressources naturelles. Si nous ne faisions pas tout ce travail d’anticipation, nous ne serions pas dignes de rester à la tête de l’entreprise. Notre travail, c’est aussi d’assurer la pérennité du groupe et de ses salariés actionnaires.   

Une mutation importante, le BTP étant l’un des secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre… 

En 2017, les émissions de gaz à effet de serre sont reparties à la hausse dans notre pays. Or, les secteurs qui ont le plus contribué à cette augmentation des émissions sont le secteur résidentiel et tertiaire, l’agriculture, et les transports. En matière résidentielle et tertiaire par exemple, le parc immobilier existant pose problème car une partie des bâtiments sont de véritables passoires thermiques avec un rythme de rénovation trop lent. En conséquence, quand vous avez des années à canicule ou à hiver rigoureux, les dépenses énergétiques augmentent d’autant : les habitants ont besoin de se chauffer davantage ou, au contraire, de se rafraîchir. Mais si le secteur du BTP pose problème, il est aussi pourvoyeur de solutions afin d’émettre moins de gaz à effet de serre. Nos équipes proposent de multiples solutions concrètes pour répondre à tous ces nouveaux défis : construction bas carbone, recours aux matériaux bio-sourcés et au réemploi, bâtiments modulables et mutables, route durable recyclée et connectée, bouquet d’énergies renouvelables, offre d’écomobilités qui interviennent au cœur même des villes.

Nous pouvons aisément démontrer à nos clients que nos solutions émettent moins de gaz à effet de serre voire beaucoup moins en analyse du cycle de vie, qu’une solution règlementaire classique. Si une collectivité territoriale souhaite refaire ses routes, nous pourrons lui présenter une offre de route classique mais également lui expliquer qu’avec la route régénérée avec Recytal®, son bilan carbone sera bien meilleur puisque le chantier émettra 70 % de gaz à effet de serre en moins, pour un coût inférieur de 10 %… Elle disposera de tous les éléments de calcul prouvant cette économie de carbone et pourra ainsi choisir les yeux ouverts.

Et vous disposez, pour calculer ces émissions réduites, d’outils de mesure spécifiques ? 

Oui, aujourd’hui vous avez pour la construction, l’immobilier, l’énergie et les travaux publics, des "calculettes CO2" reconnues par le Ministère et les autorités de régulation en matière environnementale.  

Ces solutions plus durables ont-elles un coût plus important ? 

Elles sont souvent un peu plus chères que les solutions règlementaires classiques mais ce n’est pas toujours le cas, et elles peuvent même être parfois moins onéreuses. Pour surmonter cet obstacle, nous avons mis en place un fonds interne depuis 2017, le fonds E-Face, qui prend en charge le différentiel de coût entre la solution réglementaire classique et la solution "décarbonée" ou moins carbonée, dans la limite de 500 € la tonne équivalent carbone économisée.

Ce dispositif de financement exclusif doté de 2 millions d’euros crée un effet de levier et permet de faire sauter le verrou financier nuisible au développement de ces offres. Précision importante, nous finançons cet effort sur nos fonds propres et ne demandons aucune somme d’argent à l’État pour cela. Le fonds E-Face, qui est combiné à un autre fonds baptisé “Seed’Innov” pour une dotation totale qui atteint 4 millions d’euros, permet de soutenir l’innovation bas carbone et de donner une chance à des solutions qui n’ont pas encore atteint leur seuil industriel où elles sont à bas prix.  Ce soutien très direct à l’innovation permet aussi de décloisonner le sujet du carbone afin qu’il soit intégré par tous dans l’entreprise.  

Quand vous compensez, c’est que vous avez détruit.

Au-delà des solutions bas carbone, il y a tout ce qui concerne la préservation de la  biodiversité : comment travaillez-vous sur ce plan ?

Je vais vous donner un exemple parcellaire : aujourd’hui, quand on travaille dans le BTP, on est une partie prenante de l’aménagement du territoire. Dans un pays comme le nôtre, avec assez peu de territoires extensifs restés vierges, toute intervention sur le territoire a un impact sur la biodiversité. Le plus connu, c’est l’impact sur l’eau. À la fois, l’eau que nous utilisons comme ressources pour mener nos chantiers, mais également l’eau que nous pourrions mettre en péril si nous ne maîtrisions pas nos rejets par exemple.

Dans le BTP en général, la première cause de procès verbal environnemental est le défaut d’assainissement provisoire : c’est-à-dire un chantier dont les eaux n’ont pas été suffisamment décantées et filtrées et qui sont reparties telles quelles dans le milieu naturel. La préservation de la biodiversité, cela passe avant tout par le respect du milieu naturel, déjà, et la préservation de sa capacité de résilience avec des milieux non-pollués et une trame bleue (ndlr : l’eau) qui est restée intacte.  Nous nous devons aussi de préserver la trame verte, la présence faune/flore, qui ne doit plus être fragmentée afin d’être capable de prospérer. Nous avons constitué à ce niveau nos propres méthodologies depuis 2010 afin de travailler sur les trames vertes et bleues, identifier les sites à forte intensité écologique, et recourir le moins possible à la compensation écologique. Car quand vous compensez, c’est que vous avez détruit.

Est-ce qu'aujourd'hui, les clients viennent chez Eiffage plutôt que chez un concurrent en raison de votre politique en matière de développement durable ?    

Certaines grandes réalisations bas-carbone innovantes, très visibles, nous amènent effectivement des prospects intéressés : c’est par exemple le cas de réalisations d’envergure comme la plus grande centrale photovoltaïque d’Europe à Cestas, en Gironde, ou encore celui de l’écoquartier Smartseille, où le nombre de visites de délégations y compris étrangères était tellement important que le directeur du chantier a dû réguler leur fréquence… Aujourd’hui, c’est tout un écosystème qui s’intéresse à la politique développement durable et qui peut permettre de faire la différence. Ainsi par exemple, en mai dernier, nous avons obtenu de nos banques une facilité de crédit de 2 milliards d’euros à un taux bonifié par l’atteinte de nos objectifs en matière de réduction de notre empreinte carbone. C’est une première dans l’histoire de notre Groupe et je pense que cela va se développer rapidement. Cela signifie que les financeurs auront davantage d’exigences en matière de carbone avant d’investir - sous forme de prêt ou de prise de participation - auprès d’une entreprise. Et c’est une excellente nouvelle car cela va entrainer de facto nos clients qui, eux aussi, ont souvent recours aux prêteurs… 

Les enjeux de la transition écologique ne concernent pas uniquement l’environnement, il y a aussi et notamment tout l’aspect social…    

Eiffage a été créé en 1992 sur la base de fusions de sociétés de BTP. Dès cette date, le fondateur, Jean-François Roverato, a mis en place un puissant actionnariat salarié au point qu’Eiffage est encore aujourd’hui le premier groupe du BTP en termes d’actionnariat salarié. En France, 86 % de nos salariés sont actionnaires. Les compagnons sont donc eux aussi des actionnaires, et c’est un levier important car les managers ont à leur endroit une responsabilité particulière : cela a été un terreau très fertile pour le développement durable. Benoît de Ruffray est d’ailleurs le premier président-directeur général en France dont la rémunération variable est désormais impactée par des critères RSE : il doit désormais, comme cela a été validé lors de la dernière assemblée générale d’avril 2019, répondre à la fois à un objectif consolidé de taux de fréquence d’accidents du travail, et à un objectif de réduction de l’empreinte carbone du groupe.  

Le saviez-vous ? 

-Eiffage a créé le Master Bioterre avec l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui fête aujourd’hui ses dix ans et qui est entièrement dédié aux interactions entre les métiers du BTP et la biodiversité.  

-En juin 2019, Eiffage a lancé Sekoya, une plateforme carbone et climat entièrement dédiée aux matériaux et procédés bas carbone, en partenariat avec le spécialiste de l’innovation Impulse Partners. L’objectif : référencer et promouvoir des solutions bas carbone, et permettre un échange sur ces solutions. 

Plusieurs principes sous-tendent Sekoya, explique Valérie David : "Le premier est la rapidité. On a besoin d’engranger rapidement des propositions de solutions techniques ou conceptuelles qui soient bas carbone, et d’avoir une relation quasiment industrialisée avec tous ceux qui ont des idées : PME, startups, et même grands groupes. Et ce dans tous les domaines : gros œuvre, second œuvre, gestion de l’eau, valorisation des déchets, et même parfois sur des segments très restreints comme les moquettes entièrement recyclées et recyclables avec des pigments végétaux, etc. Cela nous permet de lancer des appels à solutions. Ces solutions, une fois ré-interprétées en analyse en cycle de vie, réduiront drastiquement le bilan carbone des produits que nous allons proposer à nos clients. Je vais alors pouvoir prescrire ces solutions en appels d’offres, et c’est le deuxième avantage de cette plateforme. Le troisième pilier, c’est de créer un club industriel : on rentre dans une réalité de partage de valeurs. On fait un petit cercle de gens qui sont vraiment engagés."

Eiffage en chiffres  

-70 400 collaborateurs  

-16, 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2018, dont près de 26 % à l’international 

Retrouvez l'intégralité d'Investir Durable #3, le magazine de la finance durable. 

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